Voyage à Bombay pour le 4ème Forum Social Mondial Drapeau d'Inde


Je suis abonnée à une revue hebdomadaire [1] que je lis avec un plaisir sans faille chaque semaine. Ses caractéristiques principales sont l'ouverture au monde, la tolérance, la fraternité, le discernement. J'y trouve mon compte. C'est une revue de divulgation qui, sans prétendre traiter les dossiers abordés de façon exhaustive, me permet d'en prendre connaissance. Libre à moi d'approfondir le sujet par la suite si je le désire. Je lis avec un intérêt toujours renouvelé les dossiers sur des thèmes d'actualité en France et dans le monde, approuvant le positionnement des journalistes et particulièrement leurs analyses sur les inégalités de notre monde, les efforts désespérés des ONG [2] pour les pallier, les conséquences de la mondialisation sur les pays gagnants -qui en profitent- et pays perdants -qui en subissent le coût humain-, les contestations de plus en plus pressantes par les pays du Sud sur l'ordre économique représenté par les Institutions Financières Internationales (FMI [3] et Banque Mondiale), par l'Organisation Mondiale du Commerce et par le Forum Economique de Davos.

J'ai acheté le premier numéro de cette revue en février 2003. Il traitait du Forum Social Mondial de Porto Alegre, au Brésil, qui avait eu lieu en janvier de la même année. Je ne savais pas trop de quoi il retournait mais, mon fils habitant le Brésil, il me parut important d'être informée sur cet évènement mondial.

J'y appris que le Forum Social (qui en était à sa troisième édition) était né sur l'initiative des sociétés civiles du Sud, notamment le Brésil, pour les sociétés civiles du monde entier afin de créer, face à l'injustice de la situation mondiale actuelle dominée par l'idée de profit et par les abus de pouvoir (je cite un extrait de la chartre du FSM) "un espace ouvert de rencontres pour l'approfondissement de la réflexion, le débat démocratique d'idées, la formulation de propositions en vue de la construction d'une société planétaire centrée sur l'être humain".

Le Forum (et ce qui suit est extrait d'un document réalisé par le CCFD [4]) "est un espace horizontal, sans leaders, où les participants peuvent insérer librement leurs propositions et leurs campagnes. Sa structuration souple permet à chacun d'exprimer ses idées, tous les participants étant égaux. C'est un endroit où l'on se rencontre pour échanger des expériences, apprendre grâce aux apports des autres, leurs luttes, leurs espérances et leurs propositions et mettre en place des articulations et des réseaux autour de campagnes communes pour assurer la primauté de la justice, de l'égalité dans la différence, du respect des êtres humains et de la nature et de la solidarité dans le monde.

Le Forum Social Mondial a un caractère non délibératif. Il n'y a pas de document final à sa clôture. Le fait de voter un document aurait pour effet de fixer une limite aux propositions et de les vider de leur richesse, car son contenu serait le plus petit dénominateur commun entre les diverses alternatives.

L'idée de cette rencontre des sociétés civiles du monde entier est due à trois hommes :

  • Oded Grajew, président de l'association brésilienne des entrepreneurs pour la citoyenneté
  • Francisco Witaker, secrétaire exécutif de la commission de Paix de la conférence épiscopale brésilienne
  • Bernard Cassen directeur du Monde Diplomatique et, à l'époque, président d'ATTAC France [5] (Action pour la Taxation des Transactions financières et Aide aux Citoyens)
Les participants sont extrêmement variés : associations de solidarité internationale et organisations non gouvernementales, mouvements écologistes et de consommateurs, syndicats de salariés, syndicats de paysans, mouvements de jeunesse et de femmes, mouvements religieux -catholiques, protestants, islamistes-, mouvements culturels, artistes, médias alternatifs, entrepreneurs, enseignants, médecins, juges, réseaux d'économie solidaire, groupes de pacifistes, et d'autres encore (les plus riches d'entre eux financent la participation des plus pauvres en les invitant au Forum.)

Ne sont pas autorisés à participer au Forum : les associations ou individus rattachés à un gouvernement ou à des partis politiques ni, bien sûr, les organisations armées et militaires puisque le Forum Social propose la construction d'un monde sans recours à la violence".

Le décor était planté. Initiative de la société civile mettant en jeux un grand nombre d'acteurs, dont les ONG pour lesquels je prétendais travailler, le Forum Social me concernait. Je m'abonnais à la revue pour suivre de plus près ce mouvement que l'on appelait déjà en France le mouvement altermondialiste.

Mon hebdomadaire avait délégué en 2003 quelques 70 personnes de son association de lecteurs au Forum Social de Porto Alegre. Je regrettais de ne pas en avoir fait partie. A noter, fait insolite, que le Brésilien Ignacio Lula Da Silva fraîchement nommé président du Brésil, y avait participé -invité à titre personnel - juste avant de s'envoler pour Davos au Forum Economique Mondial.

Le succès croissant des Forums Sociaux Mondiaux de Porto Alegre (20000 participants de 122 pays en 2001, 40000 participants 125 pays en 2002, 100000 participants de 130 pays en 2003), les réussites des Forums sociaux africains, asiatiques, européens qui ont eu lieu dans le même temps, révèlent que ceux qui croient qu'un autre et meilleur monde est possible, sont de plus en plus nombreux. Je fais partie de ceux-là. L'idéal de liberté, d'égalité, et de fraternité réputé être celui des français, et donc le mien, s'accorde bien avec les idéaux de tolérance, de solidarité, de justice, d'entraide et de construction d'un monde meilleur, centré sur l'être humain, qui animent les Forums.

C'est donc tout naturellement qu'en décembre dernier, je choisis de faire partie de la délégation de lecteurs qui se rendraient en Inde à la quatrième édition du Forum Social Mondial qui devait avoir lieu à Bombay [6] du 16 au 20 janvier 2004.



Un Grand Hôtel La gare centrale
Le voyage et le séjour s'annonçaient parfaits : Vol sur Alitalia, logement dans un hôtel confortable, température idéale, visite organisée de la ville pendant 2 jours avant le Forum et compagnons de route partageant les mêmes centres d'intérêt… C'était sans compter sur cette énorme gifle que vous donne l'Inde en général et Bombay en particulier quand vous débarquez dans un aéroport sordide en fin de soirée et, qu'après une longue attente, vous prenez un bus bringuebalant qui vous jette dans une circulation hallucinante de bruits et de pollution au milieu de 18 millions d'indiens miséreux. Je ne connaissais rien de l'Inde et j'ai pris Bombay en pleine figure.
Bidonville Bidonvilles
Nous partîmes 40 de Paris et par un prompt renfort nous nous vîmes 70 en arrivant au port : les lecteurs de provinces nous avaient rejoints. Mon fils, arrivé du Brésil, m'accompagnait. Le programme était serré : 2 jours de visite de la ville puis 5 jours de Forum de 8 heures de matin à 17 heures les soirs, et conférences à l'hôtel, après les dîners.
Porte de l'Inde

Dans le temple Jaïn

Je passe rapidement sur les visites de la ville : ni la Porte de L'Inde, ni beaux monuments qui l'entourent, ni le riche temple Jaïn, ni les hôtels luxueux, ni les grottes de l'île d'Elephanta ne réussirent à me faire oublier les immeubles misérables, les bidonvilles immenses qu'on aurait souhaité bidons mais qui n'étaient que cartons, la noirceur de l'air, l'étouffement des plantes sous la pollution, les rats et les corbeaux, les caniveaux puants,  le regard famélique des milliers d'indiens jetés sur le pavé et surtout, surtout, les enfants abandonnés à eux-mêmes sur les bas-côtés, crapahutant au ras de voitures défoncées, hurlantes et polluantes, conduites par de véritables fous du volant. Notre hôtel, champignon rutilant et incongru au milieu d'une forêt d'épouvante, se trouvait dans ce que je crus être le pire quartier de Bombay. Il n'en était rien : les visites de la ville me montrèrent que sur 70 kilomètres de long et 30 kilomètres de large, Bombay étalait partout la même misère.

Taxi


Pourtant, comme l'indiquait ma revue, et comme vous le dira n'importe quel guide: "Bombay, vit une révolution industrielle. Ses industries textiles ont fermé jetant à la rue des centaines de milliers d'ouvriers mais la nouvelle économie crée aujourd'hui des emplois. C'est la capitale mondiale de la production cinématographique et de la consommation de films, c'est également la capitale de la création des logiciels… Des entreprises du monde entier y délocalisent leurs services informatiques. Diplômés, polyglottes, les informaticiens indiens sont très appréciés. A mi-chemin entre Londres et Tokio, Bombay est devenue la première place financière de l'Inde et son activité économique représente 20% de la richesse indienne".

Mais cela ne suffit pas, rien ne suffit à alimenter, loger, éduquer et soigner cette population immense. "Chaque jour, de tous les états du pays, poussés par la faim et fascinés par la dynamique économique de la ville, plusieurs milliers d'indiens arrivent avec l'espoir de grappiller quelques miettes". 40 % de la population de Bombay (c'est-à-dire 7,2 millions de personnes) vivent dans des bidonvilles.

Bidonville

Une manif dans le Forum
Le contexte politique du pays est important, aussi, pour comprendre la tournure partisane prise par le Forum de Bombay. Le gouvernement [7], qui se réclame de deux partis ultra nationalistes hindous Shiv Sheva et Bharatiya Janata Party  (BJP),  n'était pas favorable au Forum. Les partis de gauche se le sont appropriés et en ont assuré l'organisation. Les associations indiennes, en plus de leur lutte contre la main-mise des capitaux étrangers sur leurs industries et leurs produits de première nécessité, ont aussi d'autres urgences ; la guerre, le communautarisme, les rivalités religieuses entre hindouistes et musulmans, les sociétés patriarcales, la maltraitance des femmes, la ségrégation générée par le système des castes [8], ont été mis au programme du Forum.

Alors, les 120.000 personnes qui ont assisté au Forum Social Mondial de Bombay, venues de 138 pays, ont compris que, toute mondiale qu'elle soit, une telle rencontre doit se nourrir du local et qu'en Inde le local n'était pas "alter" mais plutôt "anti" mondialiste.[9]

Si les thèmes retenus pour le dernier Forum Social Mondial de Porto Alegre avaient été :

  • Développement démocratique et durable
  • Droits de l'Homme, diversité et égalité
  • Médias, culture et contre-hégémonie
  • Pouvoir politique, société civile et démocratie
  • Combat contre la militarisation et promotion de la paix,
Affiches

Ceux retenus pour le Forum Social de Bombay étaient bien plus proches des réalités indiennes :

  • Mondialisation impérialiste
  • Militarisation et guerre
  • Communautarisme ou intolérance religieuse et violence sectaire
  • Racisme, castisme, exclusions et discriminations
  • Patriarcat et condition de la femme
Control arms
Les baraquements (ateliers) Les baraquements (vus par derrière)
Le Forum Social de Bombay se déroulait dans une enceinte de plusieurs dizaines d'hectares de terrain vague, non loin de l'aéroport international. N'ayant reçu aucun crédit du gouvernement, aucune aide de la ville de Bombay, les associations avaient monté des baraquements rudimentaires, construits de structures métalliques recouvertes de toiles de jute et agrémentées de chaises en plastique et d'une sonorisation approximative. Il y avait des halls de conférences plénières (prévus pour 20.000 personnes), des lieux de séminaires (prévus pour 8.000 personnes), et des petits ateliers où venaient témoigner de leur expérience des personnes ou groupe de personnes dont la trajectoire de vie confirme qu'un autre monde est possible.
Un éléphant manifestant
Dans les conférences et les séminaires, l'ONG "Babels" se chargeait des traductions, chaque intervenant parlant dans sa langue. Dans les ateliers, un ou plusieurs membres du groupe traduisaient les échanges en fonction des besoins des participants.


Munis d'un énorme programme -il y avait chaque matin, chaque après-midi, chaque soir, le choix entre une vingtaine de conférences, séminaires ou ateliers sur des thèmes variés- chacun confectionnait son agenda de la journée et se rendait sur les sites de son choix.


Pour ma part, après avoir assisté à la cérémonie d'ouverture et à une conférence sur la souveraineté alimentaire au cours de laquelle je pus constater que José Bové, présent au Forum, était une véritable vedette en Inde, je privilégiai la participation aux ateliers, que je considérais plus vivants, plus près du terrain, plus interactifs.

Je dirai un mot de la cérémonie d'ouverture et donnerai quelques exemples d'ateliers auxquels j'ai participé. Je parlerai également des conférenciers indiens qui, le soir, à l'hôtel, sont venus parler de leur monde et répondre à nos questions.

Les rues du Forum
L'ouverture du Forum (Chico Witaker)

La Cérémonie d'ouverture :

16 janvier 16 Heures : ouverture du Forum, 120.000 personnes sont réunies sur un terrain vague agrémenté d'une estrade pour les invités d'honneur et parsemé de quelques écrans répétiteurs d'image qui permettent à tous de voir de près les intervenants. La sonorisation n'est pas trop mauvaise. Des figures de l'altermondialisme sont là comme le Brésilien Chico Witaker, initiateur du premier Forum Social ; l'Iranienne Shirin Ebadi, prix Nobel de la Paix en 2003, avocate de la cause des droits des femmes et des droits humains, qui dénonce le conflit israélo-palestinien ; l'Irakien Abduk Al-Rakabi de la coordination démocratique irakienne ; le travailliste britannique Jeremy Corbyn, parlementaire opposé à la guerre en Irak  et trois femmes indiennes de renom : Arundhati Roy, écrivain anglo-indienne [10] engagée, chef de file de la Fondation de Recherche pour la Science, qui combat les OGM [11] ; Vandana Shiva, une scientifique fondatrice d'un réseau écologiste [12] qui défend l'agriculture contre les multinationales ; et Medha Patkar, sociologue, héritière de Ghandi, partisane de la non-violence, qui incarne la résistance à la mainmise des multinationales sur les ressources de première nécessité, notamment dans le domaine de l'eau.


Les discours sont musclés, anti-capitaliste, anti-américain, anti-Banque Mondiale, anti-OMC, anti-Davos, anti-OGM, anti-Coca Cola, anti-Nestlé, anti-Monsanto, anti-tous ceux qui sont perçus comme des exploitants de l'Inde et les Indiens et, en Inde même, anti-ceux qui oppriment les minorités tribales et religieuses, les intouchables (ou Dalits) et les femmes. Cependant une ouverture et espoir sont donnés, tous comptent sur le Forum Social pour trouver et faire des propositions alternatives. Il ne s'agit pas de tout critiquer mais de construire. La cérémonie d'ouverture se veut le poil à gratter du Forum. Le ton est donné. Une bande musicale brésilienne vient clore la cérémonie.

L'ouverture du Forum (la foule)
Ramsey Clark

Les ateliers :

Il s'appelle Ramsey Clark, il est américain, ancien Procureur Général des États-Unis sous la mandature Johnson. Il a rédigé une demande de mise en accusation, pour crimes et méfaits, du Président Bush et autres membres de son administration, qu'il a envoyée à tous les membres du Conseil de Sécurité de l'ONU. Il est distingué, calme, digne, mais semble porter sur ses épaules le poids du monde. Il est venu jusqu'à Bombay pour parler, dans cet atelier et dans d'autres, du droit à la guerre que s'attribuent les gouvernements américains et que, lui, considère être une violation de la chartre des Etats-Unis et un crime contre la paix et l'humanité. Il rappelle que les USA ont attaqué le Japon, la Corée, le Viêt-Nam, l'Afghanistan, l'Irak… Il affirme que (je cite) "les USA sont plus grand vecteur de violence sur la terre".
Il raconte comment les bombes américaines ont détruit dans ces pays des systèmes d'approvisionnement en eau, des réseaux de transmission d'électricité, des moyens de communications et de transport, des industries, des commerces, des installations agricoles, de la volaille et du bétail, des entrepôts de nourriture, des marchés, des usines, des centres d'affaires, des trésors archéologiques et historiques, des logements, des écoles, des hôpitaux, des mosquées, des églises et des synagogues... Il témoigne des horreurs qu'il a vues dans ces pays où la grande majorité des victimes sont des enfants, des personnes âgées, des malades chroniques et des cas médicaux urgents qui sont les personnes les plus vulnérables à l'eau polluée, à la malnutrition, et au manque de médicaments et d'équipements médicaux. Il rappelle que les agences des Nations Unies traitant des problèmes d'alimentation, de santé et des enfants - comme la FAO [13], le Plan Alimentaire Mondial, l'OMS [14], l'Unicef - ont tous proclamé l'horreur et l'amplitude de ces catastrophes humaines et en ont indiqué la responsabilité. Il implore que cela cesse et veut témoigner pour que le monde prenne conscience des atrocités que génère la guerre. Il demande un monde de paix et de justice sans l'hégémonie d'aucun pays, dans le respect des particularités de chacun d'entre eux.



Il s'appelle Denis Halliday, il est Irlandais, il a démissionné de son poste de coordinateur du programme "Pétrole contre nourriture" à l'ONU en 1998 pour protester contre les effets dévastateurs de l'embargo imposé au peuple irakien. Il explique qu'il a démissionné pour retrouver sa liberté de parole et pour (je cite) "ne pas partager la responsabilité des crimes commis en Irak, même s'ils sont autorisés par l'ONU qui a couvert treize années de sanctions contre le peuple irakien." Il affirme que ces sanctions sont en pratique une véritable arme de destruction massive et un crime contre l'humanité qui touche les civils, les enfants, les femmes, les personnes âgées et qui va à l'encontre de la convention de Genève. Il affirme qu'il faut absolument que l'ONU interdise et s'interdise l'utilisation de sanctions économiques. Il est venu témoigner au Forum Social Mondial car il voudrait que de plus en plus de gens se rendent compte que ce qui se passe en Irak, n'est pas acceptable.



Elle s'appelle Teesta Setalvad, elle est journaliste originaire de Bombay, elle lutte contre l'intolérance religieuse. Indoue de bonne souche, elle a épousé un musulman, ce qui a fait scandale. Ensemble et suite au massacre de Bombay en 1992 [15], ils ont décidé de fonder un journal pour "dénoncer tous les intégrismes et défendre la laïcité" [16]. Elle est venue nous parler à notre Hôtel et explique qu'elle se sent menacée par les nationalistes et les extrémistes indous qui dans certains états ont commis de véritables génocides [17]. Elle a déjà été emprisonnée. Elle raconte comment, son mari et elle ont découvert, dans les écoles de campagne, des manuels glorifiant le nazisme et ont attaqué les responsables en justice pour faire cesser ces pratiques. Elle espère qu'un jour leur journal n'aura plus lieu d'être. Pour l'heure, il vient de fêter ses dix ans et, à cette occasion, a été gratifié d'un éditorial signé Kofi Annan, secrétaire Général des Nations Unies.



Ce père jésuite indien, dont je n'ai pas noté le nom, s'occupe des enfants seuls, ceux dont les parents sont morts ou qui ont été abandonnés dans les rues de Bombay, souvent près de la gare centrale. Il les accueille, leur donne une éducation, un petit métier. Ces enfants, devenus adultes, deviennent, à leur tour, les parents d'accueil d'autres enfants abandonnés. Il s'occupe aussi des jeunes filles qui, pour survivre, sont tombées dans la prostitution. Venu nous parler à l'hôtel, il veut nous transmettre une idée de bonheur : Bombay est une belle ville, les gens y sont heureux, les enfants s'en sortent bien.  Cela ne prend pas, l'assistance s'agite, demande des explications, brandit des pourcentages, n'arrive pas à y croire. Un journaliste du Monde l'interpelle "mais enfin mon père, il n'y a qu'à regarder autour de soi pour mesurer l'étendue de la misère à Bombay, les gens ne peuvent pas être heureux quand ils meurent de faim !". Le Père lève les yeux au ciel et ne répond pas ou si peu de choses.

Le lendemain, lors d'un échange, nous en reparlons. Une lectrice gabonaise de notre association, médecin cancérologue en Afrique, prend la parole : "Vous autres Européens entendez les choses depuis votre propre point de vue et votre propre culture sans comprendre que, lorsque la misère se vit au quotidien, les pourcentages n'ont plus de sens car seul l'espoir compte, cet espoir qui se fond à la réalité et lui donne corps. Si vous ne vous donnez pas le mal de faire abstraction de vos connaissances et de vos références sociales, vous ne comprendrez pas non plus les Africains lors du Forum Social Mondial de 2006 qui aura lieu en Afrique". Elle fait mouche : moi qui avais dit que nous n'avions eu droit qu'à des réponses évasives de la part de ce Père, je me sens un peu honteuse.



Dans cet atelier parle le père Ricardo Falla, en provenance du Guatemala. Là-bas, il a accompagné pendant six ans les résistants à la dictature du Général Efrain Rios Montt [18] auteur d'un véritable génocide dans les campagnes du Guatemala, (plus de 200.000 morts). Il dit leur isolement, leur impossibilité de faire savoir à la presse les atrocités commises par les forces armées de Rios Montt, particulièrement sur les femmes et les enfants. Il raconte comment les résistants s'organisèrent dans la jungle en communautés et en réseaux d'entraide et de solidarité et réussirent à survivre. Il considère qu'il a eu beaucoup de chance d'être accepté par eux et admire leur courage et leur humanité.


Cuba Gilberto et Marysa sont venus de Cuba. Il est philosophe et anime un institut de recherche philosophique, elle est maîtresse de maison et dirige la fédération des femmes cubaines. Ils sont venus pour parler de l'indépendance d'esprit, de culture, d'évolution sociale -particulièrement dans le domaine médical- des cubains et cela malgré le blocus américain, malgré les difficultés matérielles auxquelles ils ont à faire face au jour le jour. Ils disent n'avoir aucune animosité contre les Américains mais réclament le droit de vivre, de faire évoluer chez eux une démocratie qui, d'après eux, à cause de la menace constante d'invasion, n'arrive ni croître ni à se développer. Ils sont inquiets mais pourtant sûrs de leurs capacités et, en quelque sorte, heureux et fiers d'être cubains. Ils ne parlent pas de Fidel Castro.



Elle est Canadienne, elle vit dans un petit village du Nord  du Canada où autrefois fleurissait une industrie qui un jour, pour des raisons de rentabilité, a fermé ses portes : plus de travail pour les gens du village. Beaucoup sont partis et parmi eux le seul épicier du village. Les autorités de l'état ont cessé de subventionner l'école et incité la population à s'en aller vers d'autres villes. Mais, les habitants aimaient leur village, ils y avaient leurs racines, leurs maisons, leurs animaux, leurs terres. Ils ont résisté. Elle raconte comment ils se sont organisés, comment ils ont attribué à chacun une responsabilité alimentaire ou artisanale, comment ils ont tout mis en commun dans une coopérative pour que chacun puisse disposer d'un peu de tout,  comment l'école a été réouverte avec un instituteur du cru, comment les villages des alentours bien qu'éloignés, les ont soutenus. Elle témoigne, en somme, des bienfaits de la solidarité et apporte un message d'espoir.



Je pourrais ainsi vous parler de bien des rencontres encore et vous dire que, si mes choix  sont allés vers certains sujets bien précis, le Forum abordait aussi des thèmes d'envergure qui mettaient en cause les grandes institutions mondiales et offraient des alternatives intéressantes (abolition de la dette aux pays les plus pauvres, taxe Tobin, commerce équitable, etc.). Mon fils pourrait en témoigner, lui qui choisit de participer à des séminaires sur des thèmes économiques et financiers.

Un manifestant
Foule au Forum
A l'extérieur des baraquements, sur les chemins de terre du Forum, les minorités indiennes -intouchables, femmes, communautés religieuses non hindouistes, tribus, etc.- défilaient par centaines au son de musiques assourdissantes, marquant leur protestation contre la discrimination dont elles sont victimes, manifestant à l'intérieur du Forum ce qu'elles n'avaient pas le droit de manifester dans les rues de Bombay.

Bien que le Forum de Bombay incitât à une prise de position politique, j'ai évité cet écueil, en autres parce que je comprenais que le vent de protestations qui soufflait sur Bombay était dû à l'immense ras-le-bol des peuples opprimés, maltraités, affamés par notre monde. J'ai participé à une douzaine d'ateliers, ai tenté de comprendre le ressenti de ceux qui étaient à Bombay pour témoigner de faits et d'idées qui leur paraissaient importants. J'ai essayé ne pas porter de jugement et de comprendre leurs motivations et leur envie de construire un autre monde, meilleur, plus solidaire, sans violence, juste, respectueux des êtres vivants et de leur environnement.  J'ai tenté d'accueillir ces témoignages avec tolérance et espère les mettre à profit en trouvant, moi aussi, le chemin juste et bon sur lequel je puisse avancer la tête haute. Mais, quand même, tant qu'existeront sur notre terre des villes comme Bombay, ma quête risque de s'avérer bien difficile. Les situations de grande pauvreté révèlent en moi une foule de sentiments contradictoires : indignation, peur, pitié, culpabilité, impuissance, satisfaction de ne pas en être... Et, finalement, plus qu'à la réalité d'une humanité blessée, c'est à ma propre déshumanisation que je me vois confrontée. Jubilee Sud
Une rue
L'année prochaine le Forum Social Mondial aura lieu de nouveau à Porto Alegre, au Brésil. Dans les confortables locaux de l'université de Porto Alegre, ce cinquième Forum Social reviendra à une position plus altermondialiste abordant de nouveau des thèmes laissés de côté à Bombay, car non prioritaires, comme l'environnement ou la santé.  Pourtant il devra obligatoirement tenir compte de ce qui s'est passé en Inde et élargir, en conséquence, ses débats.


Je remercie les personnes qui m'ont incitée à écrire le récit de mon voyage à Bombay au Forum Social Mondial ; cela m'a permis de faire le point sur cette expérience dont je ne mesure pas bien encore les répercussions sur mon avenir bien que je sache déjà que quelque chose a changé dans ma façon de voir le monde et dans ma vision du rôle que je dois y tenir. Sans elles, je n'aurais pas eu à m'appliquer sur mes souvenirs et peut-être me serai-je réfugiée dans le confort de l'oubli.



Catherine Farcet Badolato – Février 2004

Bidonvilles




[1] La Vie

[2] Organisations Non Gouvernementales

[3] Fonds Monétaire International

[4] Comité Catholique Contre la Faim et pour le Développement

[5] Président actuel : Jacques Nikonoff

[6] Bombay, renommée Mumbai il y huit ans par les ultra-nationalistes du Shiv Sheva, se trouve dans l' état de Maharashtra

[7] Chef d'Etat Abdul Kalam, Premier Ministre Atal Behari Vajpayee

[8] Les brahmanes (prêtres) et le kshatriyas (guerriers) forment les castes supérieures. Les vaisyas (agriculteurs, commerçants) la caste intermédiaire, Les sudras (serviteurs) la caste inférieure. Tous, les autres sont des hors-castes, ce sont les intouchables ou Dalits, ils représentent 20% de la population.

[9] A cause des restructurations industrielles qui bouleversent le textile, l'agriculture qui devient industrielle, l'arrivée des investisseurs étrangers qui imposent des salaires de misère, l'endettement du pays sous le contrôle du FMI, le bradage su service public au profit d'un service privé avide de marges, la mainmise de Coca Cola sur l'eau de consommation, etc.

[10] révélée par son roman "Le Dieu des petits riens"

[11] Organismes Génétiquement Modifiés

[12] Réseau Navdanya

[13] L'Organisation des Nations Unies pour l'Alimentation et l'Agriculture (FAO: Food and Agriculture Organisation)

[14] Organisation Mondiale de la Santé

[15] La vague d'émeutes intercommunautaires (religieuses) qui déferla sur l'Inde cette année là, n'épargna pas Bombay causant la mort de plus d'un  millier de musulmans dans la ville

[16] "Communalism Combat"

[17] Le Pendjab et le Gujerat

[18] Le général Efraín Rios Montt, arrivé au pouvoir par un coup d'Etat, a marqué de sa sinistre empreinte la terrible guerre civile qui a fait 200 000 victimes au Guatemala en 1982 et 1983 et bien d'autres par la suite.